Rituels de protection de la virginité féminine et « nuits du sang » dans la littérature féminine (franco-)algérienne - Université de Picardie Jules Verne Accéder directement au contenu
Chapitre D'ouvrage Année : 2012

Rituels de protection de la virginité féminine et « nuits du sang » dans la littérature féminine (franco-)algérienne

Résumé

In the context of the emergence of Maghrebi women's literary creation, which gives an important place to the (intrinsically subversive) expression of the body, the persistent weight - albeit in differentiated manners according to social background, place of residence, degree of religiosity... - of the patriarchal order, and in particular of the taboo on the virginity of young girls, is a recurrent theme in the literary works of contemporary (Franco-)Maghrebi women writers, who approach it in different ways, often based on their adolescent socialisation. As part of a socio-cultural heritage, these 'forms of configurative culture' evoked by the anthropologist Margaret Mead evolve very slowly. Maghrebian social traditions continue today largely to pose the marriage of virgin girls as a major element of sexual and reproductive strategies inspired by a patriarchal reading of Islam. As Zine-Eddine Zemmour reminds us, "the virginity of the girl is not considered as a personal property or state that involves only her". As a "family fact", it is on the contrary "an extension of a complex system of values in which the code of honour is the nodal point [and] in which the whole family considers itself involved [...]; 'ignored', denied as an 'individual being', [the girl] is only recognised as a 'family being'". The social obligation to remain a virgin is thus strongly internalised by girls from a very young age, conscious of crystallising the honour of the clan, while at the same time embodying potential shame in their bodies. By controlling the reified bodies of the youngest girls on behalf of men, the elders, and in particular the mothers, who are the main vectors of education in the traditions, play a crucial role in the early and often allusive transmission of the sexual ban and, consequently, in the reproduction of androcentric power. This permanence of tradition is explained by the fact that a certified intact hymen remains an essential (sometimes unique) female capital on the matrimonial market, which leads to the persistence of conjurative rituals of protection (symbolic enclosure) of the fragile membrane, but also of customary verifications of virginity, which (Franco-)Maghrebian women writers largely echo in their literary works, which are often autofictional. The description of the deflowering of the young bride on the wedding night as a sacrificial rape is recurrent in their stories. These literary views, which are only possible representations of a complex and disparate reality, cannot of course be set up as scientific ethnographic documents on the "condition of women", still less as a single analytical category that exhaustively explains gender relations in the Maghreb countries. It is therefore by no means a question of universalising the experiences recounted, in a more or less fictional manner, by a few culturally endowed women, often of a higher social level, who have sufficient resources to devote a variable proportion of their time to writing and publishing their books. But in the absence of sociological studies on sexual practices and considering the incomplete nature of official statistical surveys on the family, it can be argued that such literary "traces" left by women authors, whether or not they bear the (falsely) homogenising label of "feminists", constitute material - one of the only ones available on this theme - that needs to be sociologically objectified. Questioning the persistent ban on virginity in the Maghreb, the women writers have appropriated a transgressive language (especially on the body and sexuality) that has been confiscated until now. Conquering a new intellectual autonomy as individuals and as creative women through the (published) writing of themselves and the staging of reality, they thus participate more broadly in deconstructing and questioning the power games and stakes at the basis of gender relations. Through their literary creation, they defy the restrictive status that is still often imposed on them, threatening the rule of the traditional separation of the sexes at the foundation of Maghrebian societies by their "writing hold" on the intimate, and thus contribute to publicising the reflection on the community controls that have constrained and still constrain female bodies in patriarchal societies. It is these issues that I propose to shed light on here, essentially by drawing on the works of contemporary (Franco-)Algerian women writers, as well as on the unpublished sociological interviews (sometimes anonymised at their request) that some of them have granted me. These materials are put into perspective with anthropological works that shed light on their contexts.
Dans un contexte d’émergence de la création littéraire féminine maghrébine donnant une part importante à l’expression (intrinsèquement subversive) du corps, le poids persistant – même si de manière différenciée selon les milieux sociaux, les lieux de résidence, le degré de religiosité… – des traditions de l’ordre patriarcal, et notamment du tabou de la virginité des jeunes filles, constitue une topique récurrente des œuvres des écrivaines (franco-)maghrébines contemporaines, qui l’abordent, sous des modalités diverses, en prenant souvent appui sur leur socialisation adolescente. Relevant de l’héritage socioculturel, ces « formes de cultures configuratives » évoquées par l’anthropologue Margaret Mead n’évoluent que très lentement. Les traditions sociales maghrébines continuent aujourd’hui largement à poser le mariage de filles vierges comme un élément majeur des stratégies sexuelles et reproductives inspirées par une lecture patriarcale de l’islam. Comme le rappelle Zine-Eddine Zemmour, « la virginité de la jeune fille n’est pas considérée comme une propriété ou un état personnel qui n’implique que celle-ci. » « Fait familial », elle prolonge au contraire « un système complexe de valeurs où le code de l’honneur est le point nodal [et] où l’ensemble de la famille se considère impliqué […] ; ‘ignorée’, niée comme ‘être individuel’, [la jeune fille] est seulement reconnue comme un ‘être familial’ » . L’obligation sociale de rester vierge est ainsi fortement intériorisée par les filles dès le plus jeune âge, conscientes de cristalliser l’honneur du clan, tout en incarnant dans leur corps la honte potentielle. Assurant, pour le compte des hommes, le contrôle du corps réifié des plus jeunes, les aînées, en particulier les mères, vecteurs principaux de l’éducation aux traditions, jouent collectivement un rôle crucial dans la transmission précoce et souvent allusive de l’interdit sexuel et, partant, dans la reproduction du pouvoir androcentré. Cette permanence de la tradition s’explique par le fait qu’un hymen certifié intact demeure un capital féminin essentiel (parfois unique) sur le marché matrimonial, ce qui entraîne la rémanence de rituels conjuratifs de protection (clôture symbolique) de la fragile membrane, mais aussi de vérifications coutumières de virginité, dont les écrivaines (franco-)maghrébines se font largement écho dans leurs œuvres littéraires souvent autofictionnelles. Dès lors, la description de la défloration de la jeune épousée lors de la nuit de noces comme un viol sacrificiel est récurrente dans leurs récits. Ces regards littéraires, qui ne constituent que des représentations possibles d’une réalité complexe et disparate, ne peuvent évidemment être érigés en documents ethnographiques scientifiques sur « la condition féminine », encore moins en catégorie analytique unique épuisant l’explication des rapports de genre dans les pays du Maghreb. Il ne s’agit donc nullement ici d’universaliser les expériences mises en récit, de manière plus ou moins romancée, par quelques femmes culturellement dotées, d’un niveau social souvent supérieur, qui disposent des ressources suffisantes pour consacrer une part variable de leur temps à l’écriture et à la publication de leurs livres. En revanche, en l’absence d’études sociologiques menées sur les pratiques sexuelles et considérant le caractère lacunaire des enquêtes statistiques officielles portant sur la famille, on peut avancer que de telles « traces » littéraires laissées par des auteures endossant ou non le label (faussement) homogénéisant de « féministes », constituent un matériau – l’un des seuls disponibles sur ce thème – à objectiver sociologiquement. Questionnant l’interdit rémanent pesant sur la virginité au Maghreb, les écrivaines s’approprient en effet une parole transgressive (qui plus est sur le corps et la sexualité) jusqu’à lors confisquée. Conquérant une autonomie intellectuelle nouvelle en tant qu’individus et en tant que femmes créatrices par l’écriture (publiée) de soi et la mise en scène du réel, elles participent ainsi plus largement à déconstruire et à remettre en question les jeux et enjeux de pouvoir au fondement des relations de genre. Défiant par la création littéraire le statut limitatif qui leur est encore souvent imposé, menaçant la règle de la séparation traditionnelle des sexes au fondement des sociétés maghrébines par leur « prise d’écriture » sur l’intime, elles contribuent ainsi à publiciser la réflexion sur les contrôles communautaires qui ont contraint et contraignent encore les corps féminins dans des sociétés patriarcales. Ce sont ces enjeux que nous nous proposons ici d’éclairer, en prenant essentiellement appui sur les œuvres d’écrivaines (franco-)algériennes contemporaines, ainsi que sur les entretiens sociologiques inédits (parfois anonymés à leur demande) que certaines nous ont accordés. Ces matériaux sont mis en perspective avec des travaux anthropologiques qui permettent d’en éclairer les contextes.
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Citer

Isabelle Charpentier. Rituels de protection de la virginité féminine et « nuits du sang » dans la littérature féminine (franco-)algérienne. Lachheb Monia. Penser le corps au Maghreb, Khartala/IRMC, pp.201-216, 2012, Hommes & Sociétés, 9782811107291. ⟨hal-03688861⟩
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